Journal du 16.04.1880 : promenade à Wissahickon Imprimer
Écrit par G.R.   
Mercredi, 29 Décembre 2010 09:58

(Journal intime épistolaire)

Samedi 16 Avril  1880.

My Dear H.

Je suis aujourd'hui sous le charme d'une promenade que nous avons faite il y a quelques jours et que je vais essayer de te raconter.

Depuis plusieurs mois, nous avions projeté une promenade à une roche célèbre, (ancien temple indien) connue sous le noms de Indian Rock ou Wissahickon, située à trois ou quatre "miles" du pensionnat ; nous avons profité du premier beau Samedi pour exécuter notre projet. Nous partîmes à onze heures emportant notre goûter et nous nous mîmes en route avec un plaisir extrême. Il faisait très chaud ; je me retrouvais chez nous en Août ; quoique cela, nous marchions assez vite ; il fallait sans cesse monter et descendre des collines interminables, mais du haut desquelles nous avions des vues superbes ; d'autres fois, nous avions de chaque côté d'un petit sentier que nous suivions des fondrières qui avaient plus de quinze mètres de profondeur ; c'était à en avoir le vertige ; plus nous avancions, plus la nature devenait sauvage ; on pouvait facilement se figurer être à des centaines de lieues de toute maison habitée ; nous avions chacune un bâton, car les sentiers devenaient de plus en plus abruptes ; enfin, nous arrivons au bas d'une colline à pic, élevée d'environ vingt mètres ; quelques maigres arbrisseaux croissaient çà et là au travers des fentes de quelques roches aussi grosses que des maisons, et qui semblaient devoir rouler sur nos têtes au premier mouvement ; au pied coulait un ruisseau qui bondissait rempli d'écume dans son lit sinueux et formait des milliers de petites cascades ; de l'autre côté s'élevait une autre colline à pente plus douce qui nous dérobait toute vue ; nous nous reposâmes quelques instants sur des quartiers de roches sombres, car il fallait reprendre des forces avant d'escalader cette montagne de roc de l'autre côté de laquelle se trouve "Indian rock".

Au bout d'un quart d'heure nous commençâmes l'ascension, chose extrêmement difficile, les rochers étant tapissés de mousse glissante ; nous mîmes environ une demi-heure pour arriver au faîte et nous n'avions que la plus facile moitié de franchie ; de l'autre côté, l'escarpement était plus à pic encore et au bas coulait rapidement une rivière assez large où le moindre faux-pas pouvait nous précipiter ; nous descendîmes avec peine ; nous tenant aux branches des sapins ; j'étais avec les deux demoiselles Bayard ; Nannie qui était en avant m'indiquait les bons chemins, et Flory derrière nous disait mille bêtises qui nous faisaient rire aux larmes ; tout à coup nous ne l'entendîmes plus ; nous nous retournâmes, mais elle était disparue ; Mademoiselle, me dit  Nannie, il ne faut pas faire attention ; elle va sans doute faire une de ses surprises. Nous continuâmes à marcher en silence ; maintenant il n'y avait plus de sapins ; rien que des pierres et toujours des pierres ; nous arrivâmes enfin dans une espèce d'entonnoir que surmontait un énorme rocher, au milieu duquel se trouvait une ouverture béante ; nous grimpâmes un escalier si cela peut s'appeler ainsi et nous arrivâmes devant l'ouverture ; la plupart de ces demoiselles nous attendaient là ; on voulait voir, mais personne ne voulait s'aventurer la première dans ces ténèbres ; après une minute de délibération, Nannie et moi entrèrent les premières suivies de toutes les autres ; au bout de trois ou quatre pas ; le chemin fait un coude et nous ne pûmes plus marcher que une à une en même temps, la lumière disparut il y eut encore un moment d'hésitation ; Nannie me dit : "Passez Mademoiselle." je le fis et nous nous remîmes à l'aventure nous tenant par les robes nous fîmes une dizaine de pas dans le silence le plus complet ; plusieurs déclarèrent en avoir assez et retournèrent ; tout à coup le mur disparu dans ma main et je me trouvai dans le vide ; je t'avoue qu'alors tout mon courage disparut aussi et que j'eus l'idée de me sauver aussi ; mais tout le monde était derrière moi, il me fallait avancer ; à force d'écarquiller mes yeux, je finis par apercevoir une lumière blanchâtre ; je fis encore quelque pas et nous pûmes distinguer les objets qui nous environnaient au bout de quelques instants. Nous étions dans une caverne assez grande ; le jour pénétrait à peine par quelques crevasses situées du côté par où nous étions entrées ; le fond était dans les plus complètes ténèbres et la voûte aussi ; au bout de quelques minutes, nous aperçûmes confusément entre deux crevasses, une espèce de statue de pierre, c'était le Dieu ; il y avait sur lui quelque chose de plus noir, et on voyait comme deux bras étendus ; pas une n'osait approcher ; on se sentait malgré soi  pris d'une certaine frayeur ; à force de regarder, il semblait voir remuer l'objet noir ; Nannie me dit tout bas en me serrant le bras : "Mademoiselle ça remue" - "Non", lui dis-je - "Si Mademoiselle, je le vois". J'allais répondre quand soudain un des deux bras se baissa et j'entendis distinctement un soupir. Aussitôt toutes les enfants qui l'avaient vu comme moi, se mettent à jeter des cris perçants et courent affolées de toutes parts ; j'aurais voulu me sauver aussi, mais la peur me clouait à ma place ; je ne pouvais faire un mouvement ; ce fut bien pis quand la chose noire se détachant tout à fait tomba devant moi, je jetais alors un cri ; Nannie tremblait de tous ses membres ; j'entendais claquer ses dents ; les autres se sauvaient, ayant retrouvé l'ouverture ; j'allais me sauver à mon tour quand la chose noire se relevant éclata de rire, l'idole, la chose noire, le sauvage, c'était ... Flory.

Nannie et moi avions idée de la battre ; nous nous empressâmes de sortir ; il n'y avait plus là personne, tout le monde s'était sauvé, nous abandonnant généreusement ; nous nous reposâmes quelques instants, accablant Flory de sottises, puis nous retournâmes à la maison, où nous trouvâmes les autres. Mrs Comegys était au désespoir ; chacune de ces demoiselles avait brodé sur l'histoire, de sorte que des hommes armés s'étaient précipités sur nous et nous avaient assassinées etc. etc. Nita au sortir de la caverne avait dit aux autres : "Dépêchons -nous, nous pouvons nous sauver pendant qu'ils tuent Mademoiselle et Nannie."

Volà, ma chérie, l'histoire dramatique de notre excursion à Wissahickon, elle a été un peu longue je crois et j'en suis toute fatiguée.

A Bientôt ma chère H., je t'envoie mille baisers, Ton amie sincère et dévouée.

Vanda.

Mise à jour le Mercredi, 29 Décembre 2010 10:23