Journal du 09.05.1880 : pique-nique à Fort-Washington PDF Imprimer
Écrit par G.R.   
Mercredi, 29 Décembre 2010 10:26

(Journal intime épistolaire)

Chestnut-Hill, 9 Mai 1880 - Dimanche

My Darling H.

Pour te demander de l'indulgence, je commence par t'apprendre que 1° J'ai too warm 2° I have a headache 3° I am deaf 4° I am in a very bad humour.

1° I am too warm, le thermomètre marque 90 ° à l'ombre, c'est donc naturel d'avoir chaud.

2° et 3° I have a very bad headache and I am deaf. Depuis trois ou quatre jours, j'ai attrapé un courant d'air dans l'oreille qui m'a rendu sourde ; les suites de ma surdité passagère sont le mal de tête.

4° Je suis de mauvaise humeur because je devais porter ce matin mon costume d'été pour la première fois ; du chapeau aux gants tout était neuf ; il faisait un temps splendide, tout allait donc à souhait, mais voilà que ma robe est trop courte et que j'ai été obligée de me déshabillée pour reprendre mon costume noir dans lequel je bous ; et il y a vraiment de quoi être de mauvaise humeur.

Mais, my Dear, tu vas penser, si tu ne le dis pas : "Pour m'écrire de pareilles choses, Lucille pourrait aller à la cave si elle avait trop chaud et y dormir si bon lui semblait." A cela, je te répondrai : " Pour aller à la cave il faudrait qu'il y en ait ici". Or cette partie de la maison indispensable aux Français étant inutile aux Américains qui ne boivent que de l'eau et aucune boisson fermentée, il n'en existe pas ; je poursuivrai donc mes jérémiades, et tu seras obligée de les lire, à moins cependant que tu préfères les jeter au feu, à ton aise.

Oh j'oubliais : hier nous avons eu un pique-nique magnifique chez Clara Hart, ma compagne de chambre. Depuis quinze jours cette partie était projetée ; Clara m'avait répété plusieurs fois qu'elle tenait beaucoup à m'avoir. Madame Comegys me conseilla aussi d'y aller, mais tu connais mon caractère, j'avais peur des nouvelles personnes que j'allais voir ; en moi combattait le désir de voir et la crainte des présentations ; après bien des débats, la curiosité vainqueur de la crainte me fit mettre mon chapeau et dire oui. A dix heures arrive un long char-à-bancs, pavoisé de drapeaux et nous partons quatorze, moi seule de maîtresse. Aussitôt hors de la ville, ces demoiselles ont commencé à chanter jusque la maison ; les hommes, les femmes, les enfants sortaient pour nous voir, agitaient chapeaux et mouchoirs auxquels nous répondions avec des cris ; les chiens hurlaient en suivant la voiture, c'était un tintamarre épouvantable. Arrivés à Fort-Washington, devant la grille de Master Hart, nous chantons de plus belle ; Clara et les deux Harding, rejointes bientôt par la maîtresse de la maison nous attendaient sur la galerie ; après les présentations, nous partons visiter le parc très étendu et très joli ; nous y fîmes provision de fleurs jusque une heure ; le soleil étant très chaud nous rentrâmes à la maison que nous visitâmes du belvédère où l'on voit jusque Chestnut-Hill jusqu'aux salons du rez-de-chaussée ; tout est très joli et d'un confortable qui ne se trouve pas toujours dans nos châteaux français. L'heure du "lunch" étant arrivé, nous passâmes à la salle à manger où il nous fut servi une collation délicieuse, Master Hart me versa du champagne, et me déclara que je ne pouvais refuser un compatriote me souhaitant la bienvenue ; je bus donc, pour la première fois depuis mon séjour en Amérique, du vin, et ce vin était du champagne frappé ; par une de nos vieilles habitudes françaises, je n'ai pas voulu boire sans faire un souhait quelconque ; je ne pouvais le faire à quelqu'un présent qui ne m'eut pas compris, j'ai donc pensé à Papa et à Maman, à Papa et Maman Colas que ce vin me rappelait surtout et à ma sœur et à toi ma chérie. De la salle à manger, nous sommes passées au salon où nous avons dansé une demi-heure environ, il faisait trop chaud pour le faire plus longtemps ; le reste de l'après-midi s'est passé sur le gazon où nous avons regardé jouer "Tennes". A cinq heures la voiture est arrivée, et nous avons repris le chemin de Chestnut-Hill en philosophant sur l'instabilité des choses humaines. Une heure après, nous rentrions au pensionnat terriblement fatiguées mais charmées de notre bonne journée.

Ma lettre a encore été bien longue, il est tard. Bonne Chérie je t'embrasse comme je t'aime.

Tout à toi, Vanda