Lettre du 09.09.1879 PDF Imprimer
Écrit par G.R.   
Samedi, 04 Décembre 2010 15:10

Liverpool  9 7bre 1879

 

Cher Papa Chère Maman ma bonne Marie,

 

Je vous ai promis un bien long détail de mon voyage à cet effet j'ai mon journal que je vais vous raconter textuellement pardonnez-moi si c'est griffonné mais je suis si fatiguée. Après vous avoir quitté je suis resté peu de temps à la salle d'attente, ainsi que c'était convenu je suis monté dans le compartiment des dames où je me suis installée avec des Anglaises il n'y avait que cela elles se préparèrent à dormir moi je les examinait ; il n'y en avait une qui pleurait, elle attira ma sympathie. Je vis passer St. Denis mais pas Gonesse enfin je m'endormis à mon tour non sans vous avoir embrassés une dernière fois tous. Je me réveillai à Creil où nous arrêtâmes 10 minutes puis à Amiens et Boulogne là monta une dame et 2 petites filles, il y avait déjà 5 heures que je n'avais ouvert la bouche aussi m'enhardissant je lui demandai si elle faisait la traversée elle me répondit que non elle restait à Calais, enfin nous y voilà nous descendons de voiture.

Dès le premier instant, le vent qui me frappe la figure me donne mal au cœur c'était bien auguré n'est-ce pas à ce moment l'Anglaise qui avait pleuré s'approcha de moi et me demande si je faisais la traversée sur ma réponse affirmative de m'accompagner j'acceptai avec joie et bientôt j'enfilais l'échelle comme un vrai marin sans un faux pas tandis qu'il y en avait qui tombait en veux-tu en voilà.

Bientôt nous partons. D'abord je me crus en balançoire et ne souffrais pas trop, mais en pleine mer c'est-à-dire au milieu du Pas-de-Calais il se mit à pleuvoir et il vint des vagues qui balayèrent le pont d'une belle manière on entendait de tous côtés des pleurs et des plaintes et reléguée dans l'entrepont je restai ferme mais à un moment le navire pencha de droite et de gauche alors c'était risible il fallait se tenir joliment pour ne pas rouler et puis on voyait ses paquets et ses valises s'en aller sans oser courir après de peur de se casser le nez ; à ce moment j'eus deux ou trois hauts de cœur mais ce fut tout. Je me sentais souffrante et posais ma tête sur ma valise dans cette position je m'endormis jusqu'au moment où le porte voix du capitaine commandant la manœuvre à Douvres me réveilla. Beaucoup de françaises me complimentèrent : il n'y avait pratiquement pas d'hommes qui n'eût été malade et moi j'avais dormi ! oh oui répondis-je mais c'est parce que le mal a respecté la parisienne. Ma compagne se tordait je lui pris ses bagages et la transmait au train et je la perdis de vue car elle allait en seconde et moi en première ; je dormis un peu et bientôt c'est à dire à 6h1/2 nous arrivâmes à Charing-Cross, je me débrouillais tant bien que mal avec mes bagages et un cabmanne me conduisit à Nord-West ; il fallait que je lui donne 4f et il n'y a pas si loin que de St. Lazare  au Nord, c'était cher hein ? Quand j'eus montré mon billet les employés se découvrirent et allèrent chercher un homme qui me dit en très bon français ce que j'avais à faire il me recommanda de changer mon argent car sans cela je payerai bien plus cher ; il me changea 20 f et bientôt je filais vers Liverpool. Je fis plus de 100 lieues seule tantôt dormant, tantôt mangeant mais pas trop, j'avais trop soif ; enfin de 7h jusque 3h1/2 je fus dans l'express. En arrivant j'entre à Nord Western hôtel où je demandais les dames Comegys elles n'y étaient pas ; je pris une chambre fis ma toilette et descendis manger puis je sortis avec un employé français de la maison chercher mon billet ; là j'appris que les dames Comegys étaient à l'hôtel en face le mien. J'y allais mais elles étaient sortis, je vais y retourner à 7 heures.

 

3h25m 10 Septembre 1879

Hier j'étais tellement fatiguée que je me suis endormie sur ma lettre et ne me suis réveillée que quand on est venu me chercher pour voir les dames Comegys. J'y suis allée ces dames m'ont reçue à bras ouverts et ne regrettent qu'une chose c'est de ne pas pouvoir parler avec moi car elles ne savent pas un mot de français c'est mon interprète qui m'a tout expliqué cela enfin nous nous sommes quittés et je suis revenue à l'hôtel, j'avais un rendez-vous à 3h 15 avec les dames Comegys  et mon français devait me conduire à bord pour s'expliquer. Je me couchai et ne tardai pas à dormir, je ne me réveillai qu'à 11 heurs quand la bonne vînt me dire qu'un gentleman voulait me parler je me levai à la hâte et fis entrer, c'était mon français qui m'annonçai que la Pennsylvania ne partirait que demain, ses préparatifs n'étaient pas terminés. Je m'habillai alors et allais me promener dans Liverpool toute seule, je ne me suis pas perdue une seule fois et j'en ai parcouru pas mal en 3 heures.

Liverpool est presque aussi grande que Paris mais il n'y a pas d'aussi belles maisons ce qui est à peu près le plus beau c'est l'hôtel Nord-Western dehors c'est plus joli que le Grand–hôtel ce qui m'a le plus frappé c'est la pauvreté : figurez-vous que les gens pauvres ont le même costume que les gens riches mais arraché, frippé sale dégoûtant ainsi vous ne verrez pas une femme sans chapeau si on peut donner ce nom à cette loque repoussante qu'elles ont sur la tête, ainsi vous voyez une balayeuse, une marchande de pommes avoir les pieds nus une robe de mousseline blanche à fleurs bleues où de grenadine noire, un tablier de toile qui jadis a dû être blanc car tous ceux que j'ai vu n'étaient pas touchables avec des pincettes un châle ou plutôt un morceau de châles et un chapeau voilà l'accoutrement ; pour les hommes ils ont  des habits noirs qui n'ont plus ni manches ni cols et des espèces de pantalon à pieds d'éléphants ; on va bien hein? Voilà ce qui m'a le plus frappé ; mais j'ai été regardée, regardée... c'était insupportable mais savez vous ce que l'on regardait le plus ? C'était mes chaussures, immédiatement j'entendais "I this franchise I this parisienne". En sortant de l'hôtel, je n'avais pas déjeuné, comme l'appétit me prenait j'achetai une espèce de petit pain aux raisins horriblement mauvais et comme la pluie commençait à tomber je suis rentrée à l'hôtel où j'ai achevé de vous écrire.

Il fait un temps abominable il souffle de la mer un vent à ne pas tenir debout on dit que c'est l'été ici et bien il y fait plus froid qu'à Paris en hiver, sitôt que je quitte mon manteau je grelotte ainsi voyez comme j'ai bien fait de le prendre avec moi. C'est à peu près tout ce que j'ai à vous dire  nous embarquons demain à 4 heures et si la pluie cesse je sortirai de nouveau et vous mettrai en post-scriptum ce que j'aurai vu.

Je vous embrasse Papa, maman, Marie,…

….

11 Septembre 1879

Hier comme je me l'étais promis je suis sortie vers 3 heures, contrairement à ce que je m'attendais il faisait chaud mais beaucoup plus que le matin. En descendant le grand escalier j'entendis deux dames qui parlaient français je passai près d'elles mais très lentement enfin je me retournais et leur demandai si elles étaient Françaises ; il n'y en avait qu'une qui était dame de compagnie, elle est de Bayonne, nous causâmes environ ¼ d'heure et elle me demanda si je voulais sortir un peu avec elle le soir vers 9heures, heure à laquelle elle était libre. J'étais trop contente pour refuser. Sur ce je sortis et m'acheminait au hasard, je me trouvai au bout d'une demi-heure près du port mais je revins bien vite car je ne voyais plus que des individus à mine suspecte il y en avait un surtout qui me suivait avec acharnement je me suis alors empressée de rentrer à l'hôtel et de me reposer à 9 heures la Française est venue et je l'ai conduite dans les plus belles rues de Liverpool ; si j'étais restée deux jours de plus je connaîtrais Liverpool comme Paris et nous sommes rentrées vers 10 heures-et-demi.

Tiens, voilà le soleil qui vient me trouver, c'est la première fois depuis que je suis à Liverpool ici c'est toujours le brouillard maintenant je viens de m'éveiller après avoir dormi comme quatre, j'attends l'heure de l'embarquement avec impatience car je m'égaie ici toute seule sans dire un seul mot si vous voulez bien écrivez-moi dans trois ou quatre jours, la lettre partira par le bateau suivant et j'aurai de vos nouvelles 10 jours après mon arrivée. Écrivez moi tous Maman Estelle donne mon adresse à papa Colas pour que j'ai aussi une lettre de lui.

Bien chers Parents, Bons amis je vous embrasse encore une fois tous de tout cœur

Votre fille dévouée

L.Coilly